Fanfiction

Histrion

Nouveau genre littéraire très populaire, la fanfiction consiste à prendre un personnage célèbre ou fictif et à le faire vivre dans un cadre différent. La Presse a demandé à huit auteurs québécois d’écrire leur propre fanfiction, leur laissant le champ libre quant au sujet et au lieu.

Cette semaine, Patrice Lessard, auteur des romans Excellence poulet et L'enterrement de la sardine, imagine un tête-à-tête avec le dramaturge misanthrope Thomas Bernard.

Depuis Lisbonne, l’Autriche me paraît encore plus fondamentalement répugnante que dans ma dernière pièce, dit Thomas Bernhard alors que le serveur déposait devant nous des verres de rouge. Je pensai que j’aurais pu dire la même chose du Québec si j’écrivais des pièces de théâtre. Il se tut et regarda, devant nous, le Tage et les toits de la ville. Moi aussi. Sur la grande esplanade, en contrebas, des gens flânaient.

Nous nous étions retrouvés au Miradouro de Santa Catarina comme chaque jour depuis quelques semaines déjà, et Bernhard me racontait ses déboires récents avec l’ambassadeur d’Autriche qui l’avait traité, c’est ce qu’il avait appris par personne interposée, de type affreux et destructeur. Or, l’insultant ainsi devant des Autrichiens et des Allemands établis à Lisbonne, l’ambassadeur l’avait à plusieurs reprises appelé monsieur Bernfeld. Bernhard trouvait cette méprise fort amusante.

Moi, je ne l’écoutais que d’une oreille.

Un homme sur l’esplanade avait attiré mon attention. Il avait une trentaine d’années, portait la barbe et un survêtement gris, un peu sale, traînait une valise à roulettes, comme les touristes qui arpentent en tous sens les rues de Lisbonne et la dénaturent. Je ne voulais pas laisser croire à Bernhard que son histoire ne m’intéressait pas, mais ne pouvais m’empêcher d’observer l’homme à la valise qui demandait maintenant l’aumône à deux jolies jeunes femmes aux vêtements voyants, il n’avait pourtant pas l’air d’un clochard. Elles firent comme s’il n’existait pas et s’éloignèrent sans lui répondre. Il empoigna sa valise et les suivit. Elles accélérèrent le pas, sans doute vaguement effrayées par sa persévérance, et empruntèrent l’escalier par lequel on quitte le Miradouro. Il les regarda s’éloigner, l’air satisfait.

Lisbonne, c’est le règne absolu des maladies, dit à ce moment Bernhard, Oui, acquiesçai-je. C’est ce qui me fascine probablement, ajouta-t-il, je suis attiré par la déformation des corps en même temps que par la beauté de cette ville et par la masse des déformations corporelles, c’est fascinant.

C’était un extrait de sa pièce Élisabeth II, je le lui fis remarquer. L’autocitation est un moindre mal, répliqua-t-il, toute parole n’est de toute manière que salissure, nous passons notre temps à tout souiller, à n’exprimer que des pensées idiotes, des choses estropiées.

L’homme à la valise s’arrêta devant une jeune femme occupée à parler au téléphone. Il exécuta quelques ronds de jambe pour attirer son attention, sans succès. Il se tourna ensuite vers un couple en train de fumer, déploya une élégante arabesque, puis traversa l’esplanade en pas de Basque, toujours traînant sa valise à roulettes, elle semblait vide, ou presque vide, une espèce d’accessoire, pensai-je, et Bernhard dit : Nous posons toujours les mêmes questions idiotes, nous sommes d’ailleurs idiots, d’un bout à l’autre idiots, estropiés et idiots, sans exception. L’homme à la valise jetait maintenant son dévolu sur une dame assez âgée, une touriste anglaise ou allemande, apparemment. Il tendit la main devant lui, elle fit comme s’il n’existait pas. Or l’homme à la valise, de toute évidence, n’acceptait pas ce genre de mépris. Il insista. La dame s’enfuit vers l’autre bout de l’esplanade. Il fit un entrechat et une mimique bouffonne, comme cherchant l’approbation d’un public inexistant, je veux dire, personne ne le regardait sauf moi, ce genre de personnage est tellement fréquent à Lisbonne que plus personne d’autre que moi ne s’en occupe, pas même Bernhard qui poursuivait son monologue. Le monde entier est estropié, naturellement il y a des gens très beaux à Lisbonne, en pourcentage plus que dans d’autres villes européennes, malgré ces cohues de touristes qui détruisent tout, trimballent partout leur conviction, déambulent en toute impunité, sans y toucher, dans le monde touristique, expliqua-t-il, alors que l’homme à la valise emboîtait le pas à la vieille dame qui, lorsqu’elle s’en aperçut, se précipita dans l’escalier, l’homme à sa suite. Impossible désormais de déambuler tranquillement, avec tous ces affreux vacanciers, précisa Bernhard tandis que la dame sortait de mon champ de vision. Visiblement satisfait de l’avoir chassée, l’homme à la valise revint tranquillement vers l’esplanade.

Acteur, voilà ce que je voulais, continuait Bernhard, mais j’ai échoué lamentablement, je suis incapable d’apprendre deux mots par cœur. Au surplus jamais mon père n’aurait permis que son fils se fasse histrion, histrion, mon père prononçait toujours ce mot quand il méprisait profondément. Je connais votre histoire personnelle, l’interrompis-je, vous mentez, et lui : Ce n’est pas si simple, rien n’est aussi simple.

Bernhard prit une gorgée de vin en regardant le Tage. Quelle ville fantastique ! s’exclama-t-il soudain, et pourtant il ne restera bientôt rien de tout cela, Lisbonne sera la ville la plus lisse et conformiste d’Europe. Je ne pouvais qu’être d’accord avec lui. Si belle ! ajouta-t-il, et moi : Un théâtre à ciel ouvert, on y rencontre constamment des personnages extraordinaires.

Bernhard ne sembla pas comprendre ce que je voulais dire.

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